Rencontre avec l'inconnu du jardin
Elle sent un léger frisson parcourir sa nuque. Depuis sa cécité, ses
autres sens sont toujours à l'affut. Seule bien assise sur le tabouret du
piano, elle joue une mélodie qui lui rappelle sa jeunesse. Cette jeunesse qui,
jour après jour, lui semble de plus en plus lointaine. Heureusement, les gammes
sont encore vivantes et ce moment exaltant lui permet de se réconcilier avec
cette période de sagesse qui parfois, fauche l'espoir.
Esther a toujours eu du talent pour la musique. Toute petite, son père
l'invitait à le rejoindre sur le tabouret pour lui enseigner la musique. Son
instrument préféré était le piano parce que c'était celui de Beethoven. Et Bach
aussi, surtout depuis le jour où Esther pu jouer ses partitions. Elle était
merveilleuse Esther lorsque ses doigts frôlaient les petits bâtons noirs et
blancs qui créaient le son unique. Dans ces moments-là, on pouvait sentir la
douceur qui émanait de sa personnalité.
D'où provient ce frisson ...
Inquiète, elle guette cette
impression qui ne l'a quitte plus. C'est sans doute l'effet de la musique.
Clément avait l'habitude de s'installer tout près d'elle lorsqu'elle jouait. Il
lui disait qu'il ne pouvait m'empêcher de la regarder. Pour lui, ce moment
était inestimable tellement le besoin de la prendre dans ses bras devenait
pressant. Elle aussi avait l'impression qu'une fusion était obsédante et
nécessaire. L'accomplissement de leur amour provenant de la passion pour la
musique, Clément et Esther ne pouvait faire autrement que de souhaiter que cet
instant dure éternellement. Mais la vie a proposé un autre scénario. L'éternel
a été relégué dans les souvenirs. Il y a plusieurs années déjà que Clément
n'est plus près d'Esther. Ce soir-là, ce frisson pourrait peut-être faire
partie de ces souvenirs, de ce sentiment qu'elle chérit lorsque la sonate de
Bach pénètre tous les pores de sa peau.
Sa vieille nanny, Anna approche doucement, d'un pas silencieux. Esther
sait reconnaître le pas singulier d'Anna et elle se questionne sur la raison de
sa présence subite. Sachant que c'est un moment privilégié pour Esther, Anna
préfère la laisser seule. Peut-être, c'est ce frisson, trop perceptible, qui
l'amène vers Esther. Ce qu'ignore Esther sait qu'Anna a entendu un bruit suspect
provenant du jardin.
Anna se trouve maintenant derrière
d'Esther. Elle lève ses yeux au-dessus du pupitre du piano recouvert du cahier
de notes où se trouve un miroir. Ce miroir que Clément a offert à Esther, le
jour de leurs fiançailles. Elle n'a jamais eu le courage de l'offrir aux
enfants. Il est trop magnifique. Sa parure en forme de dentelle embellit tout
regard qui s'observe. Un miroir c'est comme le reflet de l'âme. Même après ce
jour où Clément l'a quitté, elle put contempler ce visage tant aimé. Que
ferait-elle sans l'âme de Clément? Surtout que maintenant, elle doit utiliser
son imagination, le renfort nécessaire en raison de son aveuglement.
Le miroir indique qu'il y a
quelqu'un qui se cache dans le jardin, derrière la rangée des arbustes et qui
l'observe. La lune facilite son observation et Anna reconnaît un homme qui lui
semble familier. C'est bien lui, cet homme aperçu hier à la pharmacie. Il est
facile à repérer, car il porte encore le même chapeau de feutre, bien calé sur
sa tête et qui lui procure un certain anonymat. Difficile d'oublier aussi, tant
que son impatience au comptoir des prescriptions était palpable. Très à l'aise
ce monsieur et même un peu effronté, se rappelle Anna. Et de murmurer, la
preuve, il se trouve dans le jardin à cet instant même.
Tout en continuant à écouter cette
mélodie si appréciée par Esther, elle se demande comment elle peut agir dans
cette situation. Doit-elle informer la police, le rejoindre dans le jardin pour
lui demander une explication, que faire ? Elle décide de l'ignorer. Il n'a pas
l'air trop dangereux pour l'instant ! On verra bien... !
Aucun commentaire:
Publier un commentaire